Alors que les commémorations du centenaire de la grève générale de 1918 viennent de débuter, Unia publie un ouvrage sur les grèves au 21e siècle. Loin d'être un instrument désuet, le recours ultima ratio à la grève se justifie toujours plus face au durcissement d'un patronat qui souvent ne veut plus discuter. Il s'agit aussi pour les salarié(e)s de défendre leur dignité. Entretien avec Vania Alleva, présidente d'Unia et vice-présidente de l'USS : enjeux, enseignements et défis à l'ère du numérique.
La Suisse connaît un regain de grèves depuis le tournant du siècle. Comment l'expliquer ?
Vania Alleva : Il y a un durcissement général du côté patronal. Et, en raison du contexte économique plus difficile, c'est aussi plus compliqué d'arriver à améliorer les conditions salariales et de travail en négociant sans un véritable rapport de force. La grève est donc un instrument pour faire valoir les attentes des salarié(e)s, mais aussi pour amener la contrepartie à la table des négociations.
Un des derniers conflits de travail, celui de l'EMS Notre-Dame à Genève, montre que le personnel réagit collectivement dans des secteurs d'activité toujours plus divers. Quels enseignements en tirer ?
La grève est un instrument de lutte collective qui n'est plus cantonné dans les secteurs traditionnels. C'est aussi l'instrument des employé(e)s de branches modernes des services. Plus aucune branche n'est à l'abri d'un conflit social. Un aspect central du nouveau cycle de grèves tient au rôle actif des salarié(e)s du secteur des services. Cela correspond à une féminisation grandissante. Toujours plus de femmes jouent un rôle de meneuses.
Le droit de grève est inscrit dans la Constitution depuis 2000, mais la paix du travail est un des fondamentaux du partenariat social suisse. Quelle est la marge de manœuvre des syndicats dans ce contexte ?
En Suisse, la paix du travail est surtout dans les têtes, parce qu'on nous le répète depuis des décennies. En plus, les patrons essayent de criminaliser ces instruments de lutte collective. Il y a un travail de sensibilisation à mener : le droit de grève est un instrument légitime. Un syndicat qui n'est pas en mesure de mener une grève ne dispose pas d'un rapport de force lui permettant d'arriver à des résultats. C'est déterminant pour être au même niveau que les patrons à la table des négociations.
La grève est-elle antipatriotique ou néfaste à la Suisse, comme le prétendent la droite et le patronat ?
Cela n'a rien à voir avec la nationalité. Au contraire, nous sommes de plus en plus souvent confrontés à un patronat qui ne prend pas au sérieux ses propres responsabilités, qui ne veut même pas discuter avec les syndicats des exigences des salarié(e)s. C'est plutôt cet aspect-là qui est antipatriotique. Ce n'est pas la grève qui est anti-suisse, mais un patronat qui ne respecte pas le partenariat social.
Unia a soutenu une centaine de grèves depuis son existence, quel bilan en tirer, sur les plans matériel, humain et syndical ?
Dans l'ensemble, les grèves ont toujours payé ; contre des baisses de salaire et le dumping salarial; des licenciements ont parfois été évités, ou leur nombre réduit. Dans beaucoup de cas, nous avons pu au moins améliorer le plan social. Il est très rare qu'aucun des objectifs fixés n'ait été atteint. Même dans ce cas, les grévistes se disent : on aura au moins essayé. Mais une grève n'est jamais facile pour les salarié(e)s. Il faut donc de graves injustices pour que le personnel décide d'entrer en grève. Sur le plan humain, au-delà des conditions de travail ou d'une menace de licenciement, c'est souvent le manque de respect qui est le déclencheur.
L'organisation du monde du travail a changé. Comment organiser une réponse collective dans des secteurs où les travailleurs sont de plus en plus isolés ?
C'est un grand défi non seulement pour les grèves, mais aussi pour le travail syndical que d'arriver à atteindre les gens dans un marché du travail toujours plus fragmenté. Mais comme les conditions de travail se précarisent et il faut davantage se défendre pour les améliorer. Nous devons trouver de nouveaux moyens de communication pour atteindre ces salarié(e)s, par exemple les contacter en dehors du travail, dans d'autres réseaux. Il faut aussi utiliser les moyens de communication actuels pour mener de nouvelles formes de lutte collective, un peu différentes de la grève traditionnelle.
Une grève à l'ère du numérique, c'est possible ?
Oui, la numérisation peut aider à mener certaines grèves. Par exemple des grévistes allemands m'ont raconté comment ils ont paralysé le système informatique d'une entreprise : celle-ci ne pouvait plus ni envoyer, ni recevoir de mails. Nous devons donc aussi utiliser les instruments de l'ère du numérique pour de nouvelles formes de lutte collective
Grèves au 21e siècle
Grèves au 21e siècle revient sur treize grèves qui ont marqué les deux premières décennies de ce siècle avec force témoignages et analyses. Des entretiens avec divers syndicalistes permettent ensuite d'entrevoir comment envisager et organiser des grèves. Le président de l'USS, Paul Rechsteiner, apporte pour sa part un éclairage juridique et politique sur les droits fondamentaux que sont le droit de grève et la liberté syndicale. Un panorama des pratiques, des rapports de force entre syndicats et employeurs et des droits dans l'Union européenne complète le tableau que dresse cet ouvrage très instructif.
- Vania Alleva et Andreas Rieger, Grèves au 21e siècle, Rotpunktverlag, Zurich, 2017