Oui à une Europe sociale, non aux dégradations de la protection des salaires et des mesures d'accompagnement. Pour le premier secrétaire et économiste en chef de l'USS, un point est particulièrement important concernant notre position par rapport à l'Union européenne (UE) : la politique européenne doit profiter aux travailleurs et travailleuses.
Interview par Matthias Preisser et Thomas Zimmermann
Daniel Lampart, certains à gauche reprochent à l'USS qu'elle va dans le mur avec l'accord-cadre et, par-là, de menacer les Accords bilatéraux. Les syndicats sont-ils désormais contre l'UE ?
Daniel Lampart : Un pays plutôt petit comme la Suisse, situé au centre de l'Europe, a besoin d'entretenir des relations de qualité et stables avec l'UE. Cela explique pourquoi nous nous sommes toujours engagés en faveur d'une ouverture à l'Europe et la libre circulation des personnes. Mais nous avons aussi toujours dit que les travailleurs et travailleuses devaient en profiter. C'est grâce à nous qu'une protection des salaires et des mesures d'accompagnement ont été mises en place. Et nous sommes fiers que les mesures d'accompagnement suisses fassent partie des meilleures d'Europe. Aujourd'hui, le conseiller fédéral Ignazio Cassis suit pour la première fois une politique européenne qui vise à retourner l'intégration européenne contre les travailleurs et travailleuses. C'est là emprunter une voie totalement erronée. La politique européenne doit profiter aux travailleurs et travailleuses et la protection des salaires doit être améliorée, certainement pas dégradée.
Pourquoi vous préoccupez-vous du salaire touché par un travailleur ou une travailleuses détaché si les règles en vigueur dans son pays sont respectées et s'il y retourne une fois terminée sa mission en Suisse ?
D. Lampart : Ce point est important. La libre circulation des personnes a entraîné d'importants progrès, comme par exemple l'abolition du statut de saisonnier. La disparition de cette forme précaire de travail a été une amélioration pour tout le monde. Mais le détachement de main-d'œuvre a créé une nouvelle forme de travail précaire. Des entreprises étrangères de l'artisanat, du secteur de la sécurité ou de l'informatique ont pu venir beaucoup plus facilement en Suisse pour y fournir leurs services. Dans l'artisanat allemand, le salaire moyen est d'environ 3 700 francs, il est même de 900 francs en Pologne. Nous avons par contre les salaires les plus élevés d'Europe, avec un salaire moyen de 5 000 à 6 000 francs dans l'artisanat. Chez nous, les mesures d'accompagnement sont donc déterminantes : si on en arrive à ce que les salaires allemands ou polonais deviennent la norme dans l'artisanat, nos salaires se trouveront alors a priori sous pression, le chômage augmentera et les entreprises qui se comportent correctement perdront des parts de marché. Nos peintres ou menuisiers qualifiés devraient tout à coup recourir à l'aide sociale, toute la formation professionnelle se détériorerait. Ce serait catastrophique !
L'UE a fait des progrès dans la protection des salaires et reconnaît le principe du salaire usuel local. Pourquoi ses directives en la matière ne suffisent-elles pas selon vous ?
D. Lampart : Nous luttons pour une Europe sociale, pour des salaires équitables, afin que les employeurs et employeuses ne puissent pas monter les salarié-e-s les uns contre les autres. De nombreux syndicats européens, nos organisations sœurs et la Confédération européenne des syndicats nous exhortent à ne pas céder. Les conventions collectives de travail (CCT) suisses n'ont pas à avoir honte face à celles des autres pays européens, mais nous devons les imposer. Nous procédons au plus grand nombre de contrôles de tout le continent ; cela, aussi parce que nous avons les salaires les plus élevés. Avec ses commissions paritaires, notre système de contrôle est unique en Europe. Cependant, la pression exercée par les entreprises de l'artisanat allemand et la Commission européenne pour que nous effectuions moins de contrôles et infligions moins d'amendes est forte. De notre point de vue, M. Cassis a répandu sciemment des informations trompeuses en colportant qu'il n'était question que du délai d'annonce de huit jours avant un détachement. Mais il s'agit de bien davantage : voulons-nous, en Suisse, mettre en péril nos CCT, y compris les contrôles et les amendes, en laissant la Cour de justice de l'UE décider des mesures d'accompagnement et en donnant voix au chapitre à la Commission européenne, deux organisations qui se mettent souvent du côté des entreprises ? Pour elles, l'accès au marché est plus important que la protection des salaires. Cela profiterait à celles et ceux qui n'ont jamais voulu des mesures d'accompagnement : Christoph Blocher et sa fille, Avenir Suisse, Economiesuisse.
Mais aujourd'hui, on voit par exemple des syndicalistes apparaître à côté de Christoph Blocher dans l'émission " Arena ". N'est-ce pas dangereux de s'allier de facto avec une UDC isolationniste ?
D. Lampart : Sur ce sujet, les divergences entre l'aile économique de l'UDC et nous sont grandes. L'ancien conseiller fédéral Christoph Blocher est un antisyndicaliste. Lui et sa fille ont violemment attaqué les mesures d'accompagnement, car ils ne veulent pas de protection des salaires. Ils représentent la ligne dure du patronat, avec qui nous n'avons rien en commun. Mais nous ne sommes pas un parti : dans nos rangs, nous avons des membres de l'UDC avec lesxquels la collaboration est très bonne.
Comment faire sentir cela aussi dans les médias plutôt que rester un peu ans l'ombre de l'UDC ?
D. Lampart : Nous ne sommes pas dans l'ombre de l'UDC. Les syndicats ont déclaré que la protection des salaires est essentielle pour l'Europe, et les médias en ont parlé. Mais même nos éditeurs zurichois riches qui roulent sur l'or, comme Ringier et la famille Coninx, veulent casser les salaires : Ils ne veulent même pas d'une CCT. Et aujourd'hui, ils nous dénigrent dans leurs colonnes. Heureusement qu'il y a la presse syndicale !
L'été dernier, les syndicats ont dit : on ne négocie pas. Cela a été interprété par beaucoup comme un refus de discuter. Comment sortir de cette impasse ?
D. Lampart : Ce n'est pas une impasse. Messieurs Cassis et Schneider-Ammann ont franchi la ligne rouge fixée par le Conseil fédéral, qui stipulait qu'on ne négocierait pas sur les mesures d'accompagnement. Nous parlons volontiers avec tout le monde, mais nous ne discuterons pas du démantèlement des mesures d'accompagnement. Nous défendons des personnes qui ont déjà du mal à tourner avec leur salaire. À de nombreuses reprises, des gens m'ont assuré de leur soutien et m'ont dit : surtout, ne lâchez pas, restez fermes ! C'était parfois très émouvant.
Sans accord-cadre, l'UE menace de prendre des mesures de rétorsion. Est-ce que ce ne sera pas difficile à tenir ?
D. Lampart : Nous avons montré que nous sommes capables de résister à la pression. La pression la plus forte est d'ailleurs venue de notre propre pays, des deux conseillers fédéraux PLR, du secrétaire d'État M. Balzaretti, du PLR, de tous les opposants aux mesures d'accompagnement. Nous avons tenu bon et la base a conforté notre position. Peut-être qu'il y aura maintenant encore de la pression de la part de la Commission européenne à propos de l'équivalence boursière ou de l'accès au marché pour la technique médicale. Mais ces problèmes peuvent être résolus. Ils ne peuvent en tout cas pas justifier que nous cédions sur les mesures d'accompagnement.
Les syndicats veulent une Europe sociale, une Suisse ouverte. Ne devraient-ils pas bouger maintenant et chercher un compromis ?
D. Lampart : Nous nous battons pour des bons salaires, des emplois sûrs, une couverture sociale de très grande qualité. En Suisse comme en Europe. C'est pour cela que nous avons soutenu des accords bilatéraux assortis de mesures d'accompagnement. Mais si les objectifs de politique européenne portent préjudice aux salarié-e-s ou entraînent des détériorations, nous disons non.
Maintenant que les auditions ont eu lieu, que doit faire le Conseil fédéral ?
D. Lampart : Il doit maintenir son mandat de négociation, c'est-à-dire pas de négociations sur la protection des salaires. Nous ne pouvons plus accepter que MM. Cassis et Balzaretti soient nos négociateurs. Le Conseil fédéral doit dire à l'UE qu'un accord-cadre " à la Cassis ", ça ne marche pas. Et il doit se demander comment et avec qui continuer de travailler sur ce dossier. Il veut traiter en même temps l'initiative dite " de limitation " (de l'immigration) de l'UDC. Nous rejetons clairement cette initiative, car elle nuit aux salarié-e-s et menace la voie bilatérale. Le Conseil fédéral doit donner maintenant la priorité à la lutte contre cette initiative. On verra ensuite où on en est l'accord-cadre. Nous ne sacrifierons de toute façon pas la protection des salaires. En fin de compte, un accord-cadre doit profiter aux travailleurs et travailleuses.