Le tableau en ce début d’année sur le front du travail est sombre. De très nombreux ménages ont subi, en 2020, des pertes de revenus très importantes, et abordent donc 2021 dans une situation moins bonne que 2020. La sous-occupation atteint des sommets : en fait, le manque d’activité, en additionnant chômage, sous-emploi et chômage partiel, atteint un record de 10 %. Et les perspectives économiques restent incertaines, nourrissant une peur justifiée de la précarité pour de nombreuses catégories, des plus jeunes qui entrent sur le marché du travail aux travailleurs et travailleuses en fin de carrière.
Nous devons constater que la lutte des autorités fédérales et cantonales contre la pandémie a eu des conséquences extrêmement injustes. Quand la situation se dégrade, l’État interdit des activités et laisse ainsi supporter seulement à une partie de la population le coût économique de mesures prises au nom de la santé de tous. Or ces personnes n’ont commis aucune faute. Au contraire, elles se sont souvent conformées de manière très disciplinée à de multiples injonctions sur les mesures de protection à prendre. Mais à chaque étape, et cela s’aggrave lors de cette dite « deuxième vague », l’État ne prévoit rien d’efficace pour remplacer les revenus de celles et ceux à qui il interdit de travailler. Les épidémiologistes qui multiplient les appels aux restrictions, les autorités sanitaires et les exécutifs qui les décident n’ont jamais préparé eux-mêmes en même temps les mesures de soutien économiques et sociales adéquates.
L’affirmation « nous ne laisserons personne au bord du chemin » prononcée au nom du Conseil fédéral par la présidente de la Confédération n’est ainsi pas vérifiée sur le terrain.
Et si nous avons évité le pire, c’est par ce qui a été conquis de haute lutte par les syndicats et quelques organisations économiques auprès du Conseil fédéral ou souvent directement au Parlement. Il a fallu notre engagement sans relâche, par exemple, pour que le chômage partiel soit étendu aux contrats de travail à durée limitée et atypiques. Pour que des allocations soient introduites en faveur des parents empêchés de travailler par une fermeture d’école ou une quarantaine dans une classe. Et pour que les revenus le plus modestes soient compensés à 100% par le chômage partiel, évidemment. Rien de tout cela n’a été prévu d’emblée comme accompagnement des mesures prises.
Aujourd’hui, ce sont des centaines de milliers de personnes qui doivent se débrouiller dans les affres de la bureaucratie suisse, renvoyées d’un service à l’autre, sans prise en compte de la spécificité de leur situation. Quant aux systèmes d’aide que le Parlement a pu à grand peine mettre sur pied, ils ont des effets de seuil injustes, par exemple avec la limite trop élevée et arbitraire de 40 % de perte de chiffre d’affaires, et manquent donc souvent leur cible.
Enfin, les hommes et les femmes qui travaillent dans le système de santé, et qui ont payé de leur personne pour assurer les soins essentiels, attendent toujours une rémunération correcte de leur effort hors du commun. L’organisation du système de santé comme un marché et l’incitation aux prestataires de rechercher la rentabilité maximale a démontré son inadaptation pour faire face à des événements extraordinaires : il faudra retenir cette leçon pour les évolutions à venir du financement des soins. Mais dans l’immédiat, c’est le personnel qui a fait les frais de ces insuffisances, et une reconnaissance de cet engagement s’impose. Le fait que les quarantaines ne soient pas toujours possibles pour le personnel des EMS est à ce titre inacceptable. Il faut des renforts en personnel en EMS et dans les hôpitaux pour cette année 2021. Le Conseil fédéral et les cantons doivent les ordonner et les financer. Ces renforts sont justes pour soulager les équipes et efficaces pour donner une meilleure capacité de résistance à notre système de santé, ce qui peut permettre d’éviter de prendre dans la précipitation des mesures excessives, car trop peu concertées et évaluées.
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Nous entamons donc l’année dans une situation désastreuse du point de vue de la cohésion nationale. Les secteurs sacrifiés dans cette crise, les travailleuses et travailleurs, salariés ou indépendants, qui s’y engagent, ainsi que leurs familles ont de quoi se sentir abandonnés par le pays et ses autorités. Il s’agit des secteurs du tourisme, de l’hôtellerie-restauration, de la culture, des loisirs, du sport, du voyage, de l’événementiel, notamment. Ce sont des centaines de milliers de personnes qui travaillent. Avec leur famille, leur nombre dépasse sans doute le million de personnes, précarisées. Et de l’autre côté, ceux que l’on a découverts essentiels doivent se contenter, pour le moment, de travailler encore plus dur sans vraies perspectives d’améliorations salariales durables.
Mais cette situation est également une catastrophe pour notre cohésion sociale. La crise aura eu pour conséquence de renforcer massivement les inégalités. Les professions touchées par les destructions d’emplois et le chômage partiel sont celles qui sont les moins rémunérées. À l’inverse, les salaires les plus élevés ont été nettement moins touchés. Quant aux marchés des capitaux et aux revenus qu’ils génèrent, ils se portent mieux que jamais. Nous ne pouvons pas tolérer qu’une pandémie débouche, à la fin, sur un renforcement des écarts de salaire et de fortune.
Pour éviter que ce sentiment d’abandon et de trahison ne se fige pour longtemps, il est possible d’agir, à la condition que cette fois, le Conseil fédéral ne laisse aucun espace à la bureaucratie et soit capable de faire arriver rapidement chez les personnes concernées une indemnisation concrète. La mise en œuvre des aides dites pour « cas de rigueur » doit avoir lieu dans les prochaines semaines, et le Conseil fédéral doit faire usage de toutes les marges de manœuvre légales pour les rendre le plus accessibles possible. Limiter autant que possible la destruction de places de travail est un effort qui mérite qu’on y consacre toutes les ressources à disposition en ce début d’année, pour éviter des catastrophes sociales chez les jeunes et les travailleurs et travailleuses en fin de carrière, mais aussi pour accélérer la reprise une fois la pandémie maîtrisée.
De la même manière, nous attendons que la garantie à 100 % des salaires en cas de chômage partiel soit effective au moment du versement des indemnités de janvier. Et que les aides prévues pour le secteur de la culture et de l’événementiel parviennent enfin à leurs destinataires, dans tous les cantons. Une fois cette première aide délivrée, il faudra que le Conseil fédéral donne une perspective sérieuse et stable de reprise d’activité au secteur culturel.
Enfin, quoi qu’on fasse, largement plus d’un million de salarié-e-s ont perdu cette année 20 % de leur revenu pendant un mois ou davantage. Ce sont essentiellement des salarié-e-s situés dans les bas niveaux de salaire. Des estimations ont été faites cet été sur l’impact moyen de ces pertes pour l’ensemble des habitant-e-s de notre pays. Nous savons donc, si l’on sort de la vision moyenne pour se concentrer sur celles et ceux qui ont été réellement touchés, que les pertes se montent à plusieurs milliers de francs par ménage concerné. Ces pertes conduisent les ménages concernés à être encore davantage exposés au risque de ne pas pouvoir faire face à une dépense imprévue, notamment au sujet de leur santé.
D’un autre côté, chaque ménage suisse de quatre personnes dispose d’un carnet d’épargne d’environ 2000 francs stocké pour lui par son assureur-maladie. Les réserves excédentaires LAMal se montent en effet à 5 milliards environ, ce qui représente largement 500 francs par personne.
Il n’y a pas de meilleur moment pour redistribuer cet argent aux assuré-e-s. D’une part, cela permettrait de combler une partie des pertes de pouvoir d’achat des ménages touchés par la crise. D’autre part, nous savons désormais que l’un des buts de ces réserves (financer le système de santé en cas de pandémie) n’a pas lieu d’être. La pandémie, nous l’avons eue et tout indique qu’elle n’aura pas nécessité le prélèvement massif sur les réserves craint par les assureurs.
Cette redistribution est donc possible et nécessaire. Pour qu’elle se fasse dans des conditions équitables et sûres, il n’y a qu’un moyen : une redistribution à tous les habitant-e-s de ce pays, adultes et enfants, de la même somme en francs. C’est le seul moyen d’être équitable et d’éviter les effets d’aubaine ou les injustices qu’une redistribution en fonction de la situation de chaque assureur ne manquerait pas de provoquer. Nous avons proposé un dispositif légal complet lors du premier examen de la loi COVID-19 au printemps. Cette proposition reste sur la table.
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Comme je l’ai dit, la crise a frappé très injustement le monde du travail. Les plus bas revenus, les salarié-e-s les plus précaires, les personnes les plus vulnérables ont payé un lourd tribut. Non seulement il faut éviter que cette injustice ne s’aggrave encore cette année, mais il faut aussi inverser la tendance sur le long terme.
Cela nous renforce dans les combats que nous mènerons, en 2021, et qui vont au-delà des conséquences de la pandémie. Ainsi, le dossier de la prévoyance vieillesse est à un carrefour. Le Parlement menace de dégrader les prestations de l’AVS, en particulier pour les femmes. Les rentes du deuxième pilier s’érodent dans un environnement de taux durablement bas : notre système souffre de sa dépendance aux marchés financiers. Et la droite parlementaire veut renforcer avec le 3e pilier une prévoyance privée qui ne s’adresse qu’aux plus hauts revenus.
Face à cela, nous serons à l’offensive. Nous ferons aboutir dans les mois qui viennent notre initiative pour une 13e rente AVS. Et nous défendrons le compromis des partenaires sociaux sur la LPP, qui contribue à résoudre les plus importants problèmes du 2e pilier.
Plus largement, nous voulons que le pays sorte de cette épreuve en renforçant la solidarité, et qu’il préserve la confiance en l’avenir pour nos jeunes. Nous continuerons à demander aux autorités de tenir leurs nombreux engagements dans ce sens, et de faire preuve d’équilibre et de justice dans leurs décisions. Mais aussi, et dès que la situation pandémique le permettra, nous retournerons dans la rue avec toute la force nécessaire, pour l’emploi et pour les salaires. Car il n’est pas question d’accepter que le monde du travail paie pour une crise dont il n’est aucunement responsable.