Cette année 2023 marque l’anniversaire de deux événement qui ont fait notre pays.
En 1848, il y a 175 ans, la Suisse devenait la première démocratie d’Europe. Il avait fallu pour y arriver plusieurs révolutions cantonales et même une brève guerre civile, la fameuse guerre du Sonderbund.
Elle avait opposé les cantons catholiques conservateurs et les cantons protestants radicaux qui venaient de chasser du pouvoir les vieilles familles patriciennes des grandes villes et d’abolir leurs régimes de privilèges. Après la victoire des forces révolutionnaires, le suffrage n’était pas encore vraiment universel, puisqu’il n’était accordé qu’aux hommes, mais la rupture avec les privilèges de castes était faite.
En 1877, cette jeune démocratie radicale est la première à limiter la durée du travail dans les usines et à interdire le travail des enfants de moins de 14 ans, suite à une modification de la Constitution qui donne à l’Etat le droit de limiter la liberté économique pour le bien commun. Dans les décennies qui suivent 1848, la Suisse est considérée comme un modèle démocratique pour toute l’Europe. Karl Marx en fait l’éloge et le chancelier autrichien Metternich craint l’extension de ce modèle et le rôle de refuge que notre pays joue pour les activistes révolutionnaires.
L’accélération de l’industrie et du libre-échange produisent alors des richesses toujours plus importantes, mais toujours plus mal réparties. Le creusement des inégalités et l’insécurité économique accablent le monde ouvrier, qui se développe massivement. Il n’y a ni système de retraites, ni protection sociale contre le risque d’accident, de maladie ou de chômage. Quand il n’y a plus de travail dans une famille ouvrière, les enfants et les parents ont faim.
C’est pourquoi les syndicats se sont créés à la fin du 19eme siècle et se sont réunis dans l’Union syndicale suisse en 1880. Ils demandent une sécurité sociale pour le monde du travail. Sans force suffisante au Parlement, les syndicats soutiennent et organisent des grèves et vont en 1918 jusqu’à une grève générale, pour demander un système politique plus juste et des droits sociaux. Parmi les revendications principales: la création d’une assurance vieillesse.
La grève générale est rapidement réprimée par l’armée et n’aboutit pas immédiatement dans ses revendications. Mais le pouvoir radical est obligé d’admettre le suffrage proportionnel pour les élections au Conseil national, en 1919, les socialistes entrent en force au Parlement. Le principe d’une AVS, lui, est inscrit en 1925 dans la Constitution.
Après une première tentative infructueuse d’instaurer un projet ultra-minimaliste, ce n’est qu’en 1948 que l’AVS est enfin réalisée. C’était il y a 75 ans, 100 ans exactement après la création de la Suisse moderne et démocratique. 1948 est la deuxième date dont nous fêtons un anniversaire important cette année.
Lors du vote populaire qui a lieu an 1947, les opposants à l’AVS argumentent comme toujours avec la peur. Dans leur campagne, ils pronostiquent la faillite de cette assurance sociale pour la fin des années 60... Mais ils ne parviennent plus à faire peur et perdent massivement. Et à la fin des années 60, alors que le nombre de rentiers a pourtant déjà explosé, le Parlement ne constate aucune faillite de l’AVS. Au contraire, il estime que les rentes sont insuffisantes pour vivre et, en deux révisions, il les double! Auparavant, il a déjà baissé l’âge de la retraite des femmes de 3 ans.
Dans les premières décennies de l’histoire de l’AVS, la démographie évolue dans le même sens qu’aujourd’hui. L’espérance de vie augmente et le nombre de rentiers aussi. Mais on ne s’en formalise pas. Dans tous les partis, on admet qu’il faut des rentes suffisantes pour vivre et payer pour cela des cotisations suffisantes.
Au demeurant, la croissance du nombre de rentiers est compensée par l’arrivée toujours plus importantes des femmes dans le marché du travail rémunéré et par l’augmentation de la productivité. Dans les années 1950, à peine une femme sur quatre travaille pour un salaire et paie des cotisations. Ainsi il est abusif de dire, comme le fait le Conseil fédéral aujourd’hui, qu’il y avait, au moment de la création de l’AVS, 6 actifs pour 1 rentier et qu’il n’y en aurait que 3 aujourd’hui. Cette comparaison est trompeuse.
En 1948, il y avait en fait 6 personnes de 18 à 65 ans pour une personne de plus de 65 ans. Mais la moitié de ces personnes de 18 à 65 étaient des femmes. Or, à l’époque, l’écrasante majorité des femmes, tout en étant très actives, ne travaillaient pas pour un salaire et ne cotisaient donc pas à l’AVS. Elles étaient donc tout autant dépendantes que les rentiers. Si l’on veut être précis, on doit donc dire qu’au moment de la création de l’AVS, il y avait en fait, 3,6 actifs au sens AVS du terme, 2,4 femmes au foyer et 1 rentier.
Si l’on compte le nombre d’emplois rémunérés par rapport à l’ensemble de la population de la Suisse, on constate en fait une grande stabilité entre l’époque de la création de l’AVS et aujourd’hui, soit environ 50% d’emplois équivalents plein temps par rapport à l’ensemble de la population.
Avec le temps, les femmes se sont formées, ont pris un travail rémunéré et ont cotisé. Ainsi, la masse salariale a augmenté autant que le besoin de rentes et les finances de l’AVS sont restées saines et ont permis d’améliorer les rentes. Et si cela ne suffit pas, pour améliorer les rentes, on peut augmenter modérément les cotisations, ce qui revient à reporter le salaire à plus tard, vers le temps de la retraite et à répartir ainsi le revenu sur toute la vie.
Grâce à cette stratégie, encore aujourd’hui, l’AVS a des finances saines, puisqu’elle a fini l’année 2022 avec 1,7 milliards d’excédent de cotisations par rapport aux rentes, ainsi qu’avec une fortune de 47 milliards, la plus haute de son histoire. La situation s’améliorera encore ces prochaines années, puisqu’une hausse de la TVA apportera deux millards supplémentaires, sans parler des effets d’économies de la funeste hausse de l’âge de la retraite des femmes décidée de très peu en 2022. Aujourd’hui aussi donc, on a les moyens d’augmenter enfin à nouveau les rentes et d’accepter l’initiative de l’USS pour une 13eme rente AVS qui sera soumise au Peuple l’an prochain.
Mais, en cette fête nationale 2023, posons-nous la question: pourquoi la création de l’AVS a-t-elle été possible en 1948? Et pourquoi, pendant les décennies suivantes a-t-on trouvé dans le consensus les solutions de financement pour améliorer les rentes, même en présence d’une forte augmentation de l’espérance de vie ?
Ce n’est pas que la Suisse était plus riche qu’aujourd’hui. Au contraire, elle était beaucoup plus endettée et, au sortir de la guerre, connaissait un important chômage. Ce n’est pas non plus à cause de la croissance des « trente glorieuses », puisque justement, en 1948, on est avant cette période. On ne peut pas savoir qu’elle aura lieu. Ainsi, on ne peut pas dire que l’AVS et la sécurité sociale ont été créées à cause de la croissance des « trente glorieuses ». On peut probablement davantage dire le contraire: c’est la création et le développement de la sécurité sociale qui ont contribué à la croissance des décennies d’après-guerre, en réduisant les inégalités et en distribuant du pouvoir d’achat à celles et ceux qui n’en avaient jamais eu.
La bonne réponse, c’est que la Suisse et le monde venaient de vivre une expérience tragique qui avait menacé leur existence-même: une guerre mondiale effroyable, où toutes les démocraties d’Europe avaient failli disparaître.
La faim et la misère qui s’étaient propagées dans le monde pendant la crise du capitalisme des années 1930 ont vite été identifiées comme une cause de la crise des démocraties européennes au profit des régimes fascistes et nazis qui ont provoqué la guerre. Après cette expérience, de nombreuses forces politiques et même patronales ont enfin compris que le droit de vote et la liberté du commerce ne suffisent pas à nourrir une personne tout au long de sa vie. Et si les peuples vivent constamment dans la peur de manquer de l’essentiel, alors ils perdent confiance en la démocratie.
C’est de cette conviction qu’est née l’AVS. C’est pourquoi il est naturel de lier 1848 et 1948. La démocratie est liée à la sécurité sociale. La démocratie n’est sûre et durable que si tout le peuple obtient par elle une forme concrète de sécurité sociale, qui le protège contre les risques de la vie et de la conjoncture économique.
C’est cette leçon que nos anciens ont retenu de l’histoire. Et c’est cette leçon que de nombreuses élites économiques et politiques ont aujourd’hui oubliée.
Depuis deux ou trois décennies, au lieu de renforcer la sécurité sociale, et particulièrement l’AVS, ils la diffament et font tout pour l’affaiblir. Ce mouvement a lieu partout dans les démocraties occidentales. Depuis lors, partout dans ces démocraties, les forces d’extrême droite remontent, lentement, mais sûrement et les démocraties se fragilisent.
En nous battant pour la sécurité sociale, comme les anciens avant nous, nous nous battons pour la démocratie. C’est pourquoi nous fêtons aujourd’hui dignement ces deux dates fondatrices de notre pays: 1848 et 1948. Et c’est pour renforcer la confiance du peuple dans notre pays et dans notre démocratie que nous nous battrons l’an prochain pour renforcer enfin à nouveau l’AVS par cette 13eme rente et pour combattre la baisse des rentes LPP.
Le progrès d’un pays doit apporter régulièrement un peu plus de confiance en l’avenir à toutes celles et ceux qui y travaillent et à leurs enfants. C’est pourquoi il faut enfin retrouver le sens de notre histoire suisse, faite de liberté, de démocratie et de sécurité sociale.